Tiges de Harrington et méthode Feldenkrais

Une étude de cas par Myriam Audin

Présentation d'Inês, jeune femme avec des tiges métalliques le long de la colonne vertébrale

Inês, 22 ans, était ma colocataire pour mes cinq derniers jours de rattrapage de ma formation que j'ai suivis à Munich la semaine dernière. Portugaise de Lisbonne, étudiante en master en biologie à Munich, intéressée par l'étude des cellules cancéreuses, Inês est une jeune femme douce, polie, équilibrée, attentionnée, brillante dans son parcours scolaire et universitaire. Nous nous sommes retrouvées tous les soirs dans la cuisine, souriant de cuisiner les mêmes plats et d'avoir faim à la même heure. Nous avons parlé de Lisbonne et ses pasteis de nata, de ses concerts de flûte traversière, de son amoureux. Fascinée par tout ce que j'apprenais de Paul Newton dans la journée, je lui racontais mes journées et la méthode Feldenkrais.

J'avais bien noté qu'elle était très figée dans ses mouvements du quotidien mais je n'ai moi-même posé aucune question. Un soir, c'est elle qui m'a dit qu'elle serait un cas très intéressant pour moi car elle a des tiges métalliques tout le long de la colonne qu'on lui a placées à 13 ans à cause d'une scoliose sévère qui la faisait beaucoup souffrir. Finalement, depuis l'opération elle a quand même toujours mal. Nous nous mettons d'accord de faire une leçon d'IF le lendemain soir.

Je l'observe, elle bouge en un seul morceau pour mettre les choses dans le lave-vaisselle ou caresser le chat. Sa nuque est très solidaire et ses épaules figées. Elle ne bouge finalement que ses bras, ses jambes, et ses yeux plus que sa tête. J'en touche un mot à Paul le lendemain. Il me prévient que ça va être un travail très compliqué si les vertèbres ne peuvent pas bouger.

Intégration Fonctionnelle n°1

Sa demande

Elle me dit qu'elle a du mal à rester assise longtemps alors qu'elle travaille beaucoup à l'ordinateur et en bibliothèque, qu'elle a des douleurs à la nuque et aux épaules. On lui dit de faire de l'exercice donc elle court mais au bout de 10 ou 15 minutes elle n'a plus de souffle.

Je pose mes mains délicatement sur différentes parties de son dos et je me rends compte que la scoliose est toujours là. Malgré les barres métalliques qui tiennent la colonne au centre, le cerveau continue d'envoyer les signaux aux muscles de se contracter pour qu'elle se torde. Elle me le dit elle-même : « ma colonne est droite mais mon dos n'est pas symétrique ». Elle ajoute aussi que lors de l'opération, quelques côtes ont dû être cassées pour permettre de redresser sa colonne. Je me dis que je devrai travailler avec des mouvements infimes car elle a vécu un traumatisme.

Le mouvement test

Je choisis un mouvement test assez banal : mimer comment elle est assise devant l'ordinateur, les mains sur le clavier. Ça la fatigue déjà.

Mon hypothèse 

Si les barres vont de L5 à T1 comme elles en ont l'air, Inês ne peut que se tourner. Aucune inclinaison latérale, flexion ou extension, ni torsion n'est possible. Je décide de travailler intelligemment en questionnant l'organisation de sa rotation.

Les variations

Elle n'est confortable que sur le côté. Elle s'endort en général sur le droit puis change pour le gauche. Je l'installe donc le plus confortablement possible sur son côté droit. Je note qu'elle plie ses jambes plutôt en triangle équilatéral qu'à angle droit.

Je commence par tester la rotation du bassin autour de sa hanche droite. Je fais un mouvement minuscule mais sens tout de suite que toute la colonne est emmenée jusqu'à la tête. Je mets donc une main plus haut sur son épaule, puis sur les côtes côté plafond. J'ai peur de lui faire mal, je lui demande très souvent si ça va. Je viens sentir son carré des lombes côté sol, donne du soutien pour me substituer à l'effort musculaire. Je la sens respirer et le muscle lâche dans le sol.

Je prends le temps de réfléchir et me dis que clarifier la relation pied-bassin, le pied étant la partie la plus éloignée de sa colonne, sera le plus judicieux pour construire notre exploration. La cheville est très peu mobile mais je prends le temps de chercher les directions possibles, même si ma première idée est de clarifier la rotation du bassin, donc lever le talon puis l'avant du pied vers le plafond. J'invite la fibula à participer, puis je roule le bas de jambe et la cuisse autour du genou vers l'avant et vers l'arrière. Depuis le pied, c'est plus libre et le mouvement se transmet enfin jusqu'à la hanche gauche. Je reviens au bassin et remarque l'effet sur sa rotation en avant et obtiens même un petit mouvement vers l'arrière.

Je m'autorise enfin à toucher à l'épaule et donc à la zone la plus sensible. Avec mes mains légères, je cherche la mobilité de l'épaule gauche. Je remarque qu'elle est tirée en avant. Depuis le début de l'IF, je propose chaque mouvement au rythme de sa respiration à laquelle je porte une grande attention. Je décide de raccourcir encore plus son pectoral qui tire l'épaule en avant. Je lui explique ce que je fais, un des grands principes de la méthode Feldenkrais étant de montrer au cerveau que ce muscle est contracté en le contractant plus pour lui permettre de le lâcher ensuite. En effet, l'épaule d'Inês est maintenant libre d'aller en arrière ! Je place son bras en arrière soutenu par un coussin, j'ai accès à ses côtes.

Comme me l'a appris Paul Newton, je prends de longues minutes pour « surfer » sur chaque côte avec sa respiration. Je la dessine d'abord puis reste là et suis le mouvement que je perçois d'abord surtout dans la région abdominale mais qui peu à peu s'invite dans la cage thoracique. Je sais qu'il faut rester tout petit car les côtes sont accrochées à la colonne et donc aux tiges métalliques.

Je la laisse remettre son bras devant elle et se reposer. Je lui propose de sentir le mouvement de sa respiration sans mes mains. Puis je teste à nouveau les mouvements possibles avec son épaule et remarque que des petits cercles sont maintenant possible. Elle le sent et sourit.

Pour finir je reviens au mouvement test de rotation de son bassin qui est beaucoup plus large en restant doux. Je l'invite à sentir la légèreté de son épaule dans ce mouvement, puis à porter son attention sur le côté en contact avec le sol et son poids qui se déplace. Elle me dit qu'elle n'y avait jamais prêté attention et que c'est très agréable.

La fin

Je la laisse se relever seule. Debout, ses bras pendent légers et elle a moins cette posture avec les côtes rentrées et les épaules tirées en avant. Je lui demande comment elle porte sa tête et elle me dit qu'elle est plus légère. Elle remarque seule le poids sous ses pieds.

Elle s'assoit et mime à nouveau son attitude à l'ordinateur. Elle prend conscience que ses épaules sont légères. Comme la thématique de cette IF était la rotation, je lui propose de se tourner comme pour regarder le chat qui entrerait dans la pièce derrière elle. Elle est stupéfaite de la liberté dans sa nuque. Elle me dit qu'elle s'est tournée spontanément à droite alors qu'elle ne le fait jamais. Je peux lire la joie sur son visage. Elle fait ce mouvement seule plusieurs fois avec des étoiles dans les yeux. Puis elle teste l'autre côté et se rend compte qu'il n'est pas si libre. Je lui explique que plutôt que de chercher la même distance des deux côtés, ce serait intéressant de chercher la même sensation et la même qualité. Je mets mes mains autour de sa tête et lui fais sentir comment les deux mouvements, chacun dans son amplitude, peuvent être confortables et doux.

Je commence à faire l'erreur de l'aider à se mettre debout en gardant mes mains autour de sa tête, sens sa nuque se contracter légèrement et comprends que je ne pourrai pas soulever ces deux tiges par cette extrémité après une seule leçon. Je passe mes mains sous ses ischions et pousse pour l'aider à revenir debout en gardant sa nuque libre.

Il est 22h30, elle va aller dormir, je lui dis de faire confiance à son cerveau qui saura probablement transférer les sensations agréables d'un côté à l'autre pendant la nuit. Elle a senti les cercles de l'épaule sur le côté, je lui dis qu'elle peut chercher ces mouvements infimes même sans moi, si petits que personne ne pourrait voir qu'elle est en train de bouger son épaule.


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Dans la journée du lendemain, j'ai raconté cette expérience à Paul qui m'a dit de travailler sur les côtes et la respiration en priorité s'il y avait une deuxième IF. Il m'a aussi dit d'écrire sur cette expérience.

Nous avons passé une soirée très sympa dans un petit restaurant italien avec le monsieur qui nous hébergeait toutes les deux ; l'occasion aussi de fêter mon dernier jour de formation. Sur le chemin, Inês me dit qu'elle a gardé les sensations de la veille. D'habitude sa nuque craque, et là, de toute la journée, elle n'a pas craqué une fois. Elle me dit qu'elle aurait envie de faire une deuxième leçon après le restaurant.

Inês est une fille exceptionnelle. Elle m'a laissée la photographier pour illustrer cet article. Comme on peut le voir, sa colonne est à la forme « neutre » d'un squelette d'étude. Ces photos ont été prises entre l'IF n°1 et l'IF n°2.


Intégration Fonctionnelle n°2

Ma proposition

Avant de l'allonger, je prends quelques minutes pour lui expliquer le rôle des côtes dans la respiration. Effectivement, à l'arrière ses côtes sont soudées à la colonne qui est figée. Cependant, on pourrait chercher de l'espace à l'avant, sur les côtés, vers le haut et le bas. Elle est intéressée par cette idée.

Le mouvement test

Assise, je teste une rotation légère à droite et à gauche à partir des épaules.

Les variations

Sur le premier côté
Elle s'allonge à nouveau sur son côté droit. Son bassin est beaucoup plus libre qu'au début de la première leçon. Je me rends compte avec satisfaction de l'intelligence d'Inês : elle a réussi à garder les sensations de liberté découvertes la veille.

Je décide de bloquer sa jambe droite en contact avec le sol pour que la rotation autour de la hanche droite soit encore plus claire, quelques mouvements en roulant aussi la jambe droite, quelques mouvements en la fixant. Dans l'idée de faire lâcher les muscles autour du bassin, je cherche à bouger de façon délicate et infime son grand trochanter gauche, comme pour initier un début de flexion latérale dont je sais qu'elle est impossible, la colonne ne pouvant pas se plier. Je suis surprise de voir que le bassin se met un peu en mouvement dans cette direction. En effet, les tiges ne sont pas fixées au grand trochanter. On peut simuler un raccourcissement du carré des lombes. Sa respiration s'amplifie. Je donne, comme la veille, du soutien au carré des lombes droit pour qu'il « fonde » dans le sol. Ici aussi j'ai cette idée de raccourcir pour allonger ensuite, et je sens que c'est possible.

Je remarque que son épaule gauche, elle aussi, est restée aussi différenciée que la veille à la fin de la leçon. Je place à nouveau son bras derrière après quelques différenciations et prends encore plus de temps pour lui faire sentir ses côtes du côté gauche. Parfois, j'empêche le mouvement intentionnellement pour le libérer ensuite et la côte se met en mouvement avec sa respiration.

Après cette exploration, je lui laisse du temps pour sentir sa respiration et tout ce qui bouge quand l'air entre et sort. J'attire son attention sur trois aspects : les côtes qui s'écartent du côté gauche, l'air qui pousse le sol du côté droit, et son épaule gauche en mouvement léger dans l'espace.

Sur le deuxième côté
Elle se tourne sur son côté gauche. Son bassin est très libre pour rouler autour du côté gauche. Je reste globalement avec le même schéma que de l'autre côté en changeant quelques variations. Par exemple je rassemble les muscles autour de son grand trochanter comme pour les déplacer vers son ventre. Je me rends compte qu'effectivement, des deux côtés, on peut simuler une flexion latérale avec le bassin, ce à quoi je ne m'attendais absolument pas.

L'épaule droite, elle, est complètement fixée. Malgré le temps passé à raccourcir le pectoral, et à différencier certaines côtes, je sens que quelque chose n'est pas clair de ce côté. Je ne trouve pas la pointe de son omoplate droite sous une masse musculaire rigide, comme une grosse boule extrêmement dure dans ma main. C'est la scoliose, elle est toujours là. Je décide d'essayer de ramollir cette boule en restant avec mes doigts extrêmement doux et en écoutant sa respiration. Après ce qui m'a paru un temps assez long, j'ai pu rentrer à travers la masse et trouver l'os à un endroit, un peu au-dessus de la pointe de l'omoplate. J'ai pu l'attraper par l'intérieur et l'extérieur et simuler un mouvement vers la colonne et vers l'extérieur. Inês l'a senti.

La fin

J'ai pensé qu'il ne fallait pas en faire trop et je lui ai proposé de se relever tranquillement. Assise au sol, je pose mes mains à différents endroits pour qu'elle sente le mouvement de sa respiration. J'ai l'impression que la plus grande découverte est le mouvement proche des clavicules dans la partie supérieure de la cage thoracique. A l'avant elle le sent surtout à droite.

Debout, sa nuque est si libre qu'elle se met à faire seule les cercles de la tête. Son visage est illuminé, son sourire radieux. Je ne peux pas m'empêcher de repenser à Carlos, un élève de Moshe Feldenkrais que j'ai vu sur vidéo et qui fait ces mêmes cercles de la tête spontanément à la fin de sa leçon.

L'intégration

Je lui propose de s'asseoir pour tester à nouveau la rotation qui est libre dans les deux directions. Je lui apprends à avancer sur la chaise pour répartir son poids entre son bassin et ses pieds. Je repense à ma trouvaille avec le grand trochanter et l'invite à pousser sur un pied pour soulever un côté du bassin. Le gauche est plus facile à soulever. Des deux côtés, sa tête fait une translation. Je lui montre avec ma main la plus douce possible comment sa tête peut rester au centre en lui faisant sentir C7. Je lui dis qu'elle ne peut pas faire une grande courbe mais qu'elle peut quand même différencier à la base de sa nuque entre les tiges qui vont dans un sens et la nuque dans l'autre. Je lui dis qu'elle a 8 vertèbres au lieu de 24, pas une seule grande vertèbre. Debout, elle peut marcher avec la même idée.

La conclusion

En conclusion de cette deuxième leçon, la colonne fixe sur sa plus grande partie ne veut pas dire que tout le corps est fixe. Elle a compris qu'elle peut chercher du mouvement ailleurs, dans tout ce qui n'est pas enfermé dans les deux barres.

La suite

Pour une prochaine leçon, j'ai l'idée d'aller beaucoup plus loin dans le raccourcissement des muscles du ventre et des muscles autour de la colonne, même si elle ne se plie pas. Comprendre la scoliose en l'exagérant pour permettre aux muscles d'arrêter peu à peu ce travail. Inês ayant une poitrine assez imposante et ses côtes très rentrées vers l'intérieur, la position sur le côté ne m'a pas permis d'aller au sternum de manière directe. Après quelques leçons, on pourrait imaginer l'installer confortablement sur le dos avec des coussins et rouleaux adaptés pour qu'elle sente l'espace possible à l'avant.

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De retour à Paris, Inês m'a envoyé les radios que ses parents ont retrouvées. Je me rends compte que les tiges bloquent la colonne de T3 à L5, il y a donc une liberté possible des deux premières côtes. Elle a dix vertèbres.

Un immense merci à Inês pour la confiance qu'elle m'a témoignée et le lien que nous avons créé, à Paul Newton pour ses conseils avisés dans cette aventure, à Ludwig pour son accueil chaleureux sans lequel je n'aurais pas croisé le chemin d'Inês, à Larry Goldfarb pour ce qu'il m'a appris dans le module « Breathing better » de sa post-formation Mastering the Method, à Moshe Feldenkrais pour cette méthode époustouflante d'intelligence et d'humanité.